L'Inde, la revanche du capital humain, par Eric Le Boucher
otre enfant est bac + 5, ingénieur, technicien, informaticien, et il n'a pas de boulot dans la France de Chirac ? Qu'il parte en Inde. Le système éducatif y est dépassé par l'expansion fulgurante du secteur des hautes technologies. Les salaires des programmeurs montent de 13 % l'an (actuellement 6 600 dollars par an en moyenne) et ceux des responsables de projet de 23 % (déjà 31 000 dollars). Selon le cabinet américain McKinsey, l'Inde va souffrir d'une pénurie de 500 000 professionnels qualifiés d'ici à 2010. Les services informatiques, la clé du réveil de l'Inde, représentent 4 % de son PIB (produit intérieur brut) et emploient 695 000 personnes. Ils devraient doubler d'ici à la fin de la décennie pour peser 7 % du PIB et employer 1,5 million de personnes. A condition que la pénurie ne vienne pas freiner cette expansion.
On dit, à Bengalore, dans la Silicon Valley du sud du pays, que de premiers jeunes Anglais se seraient laissé tenter par l'aventure. Avec un revenu de 1 000 dollars, ils vont presque vivre comme des nababs. Et l'avenir n'est-il pas là ? On croit rêver : l'Inde devenue terre d'émigration dans les hautes qualifications...
Aller du centre-ville de Bengalore jusqu'à la zone spéciale où sont installées Infosys, Wipro, TCS et les autres championnes de la Shining India (l'Inde qui brille) est une expérience. Routes défoncées, embouteillages monstres de rickshaws, de cars déglingués et de voitures, alignements de taudis avec leurs petites boutiques de nourriture aux mille couleurs et de bric-à-brac rouillé, vaches poussiéreuses indifférentes à la pollution envahissante, la pauvreté indienne vous prend au coeur. Puis elle s'arrête net pour laisser place à un "campus" de verdure et de bâtiments de verre, propres et fonctionnels comme à Palo Alto. Le gouffre entre l'Inde loqueteuse et celle qui rivalise avec les meilleures multinationales n'a jamais été aussi immense.
Depuis 1991, date du début des réformes et de l'entrée dans la mondialisation, l'économie indienne a doublé. Trente-cinq millions d'Indiens ont atteint un niveau de revenu bientôt comparable à celui des pays développés (1 000 dollars par mois). Cette classe moyenne en expansion rapide (+10% l'an) vit côte à côte avec 400 millions de miséreux (moins de 1 dollar par jour), chiffre grosso modo stable.
Cette coexistence eût paru, il y a encore dix ans, explosive. Elle ne l'est pas. Pourquoi ?
L'hypothèse serait celle-ci : la démographie ne s'oppose plus à l'économie. Les géants économiques de demain ont pour nom Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud. Dans la mondialisation, le capital humain est le premier avantage comparatif. Une main-d'oeuvre éduquée, en bonne santé, volontaire pour travailler et s'enrichir, est le rêve des patrons. Si l'Inde a souffert de faible croissance de 1947 (l'indépendance) aux années 1990, ce serait moins à cause de sa surpopulation qui la ruinait que de "l'alliance passée entre l'intelligentsia, les milieux d'affaires et les propriétaires fonciers (...) où chacun trouvait son compte dans le clientélisme et le conservatisme", comme l'explique Christophe Jaffrelot ("La démocratie à l'indienne", revue Le Débat, novembre-décembre).
La rupture s'est produite en misant sur le capital humain que représentent les jeunes diplômés parlant anglais et en ouvrant l'économie. La croissance atteindra 7 % cette année, pas loin de la performance chinoise.
Quand les économies étaient fermées, faire naître des enfants était considéré comme une catastrophe. Le contenu de l'assiette, comme le travail, allait devoir être partagé. Dans la mondialisation, cette vision malthusienne devrait perdre ses derniers adeptes. Pour les économistes de Goldman Sachs, c'est parce que l'Inde a laissé la liberté de procréation aux parents (à quelques exceptions régionales près) que le pays va pouvoir croître de 5 % l'an jusqu'au milieu du siècle, quand la Chine de l'enfant unique verra sa croissance ralentir à partir de 2020 sous le coup d'un vieillissement accéléré. La moyenne d'âge des Indiens sera alors de 29 ans, contre 37 ans en Chine et 45 ans en Europe de l'Ouest.
2,5 MILLIONS DE DIPLÔMÉS CHAQUE ANNÉE
Si l'abondance de la population ne constitue plus un blocage du développement, au contraire, la main-d'oeuvre doit être formée. L'efficience des systèmes éducatifs devient le facteur-clé, c'est là que se joue la compétition mondiale. Au niveau supérieur des Zidane de l'informatique ou de la banque, la guerre des cerveaux est déclarée, mais les comparaisons pays à pays sont permanentes à tous les niveaux.
Dans ce cadre, l'Inde a profité de son effort passé d'éducation. Mais, comme le montre l'exemple des services informatiques, l'avenir n'est pas garanti. Les universités indiennes fabriquent 2,5 millions de diplômés chaque année, mais seulement un quart serait de qualité suffisante, selon McKinsey. En outre, une partie quitte le pays pour les Etats-Unis ou l'Europe. La poursuite de la croissance indienne a un autre goulet d'étranglement, le manque d'autoroutes, d'aéroports, de trains, de centrales électriques ou de stations d'épuration d'eau. Le défaut d'infrastructures provoque une congestion générale.
Mais la poursuite du succès de la Shining India repose d'abord sur l'offre sur le marché du travail, chaque année, de 15 millions de jeunes, formés, employables, ambitieux.
Source:
ÉRIC LE BOUCHER
Article paru dans l'édition du 18.12.05
LE MONDE | 17.12.05 | 15h11 • Mis à jour le 29.05.07 | 16h21
vendredi 1 juin 2007
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