mercredi 28 novembre 2007
Pour Abou Dhabi, la culture est stratégique
C'est un tout petit panneau, perdu à Abou Dhabi dans l'exposition consacrée à l'urbanisation de l'île de Saadiyat, qui doit accueillir en 2012 plusieurs musées, dont le Louvre (Le Monde du 8 mars). Un petit panneau qui schématise l'évolution des ressources économiques des Emirats arabes unis : en 1975, le pétrole comptait pour 67,7 %. En 2005, sa part a chuté de moitié, à 32,8 %. Dans le même temps, les sociétés de services ont suivi le mouvement inverse, passant de 21,2 % à 42 % dans l'économie des Emirats.
L'exposition elle-même, qui regroupe quelques maquettes spectaculaires des architectures futuristes de Tadao Ando, Frank Gehry, Zaha Hadid ou Jean Nouvel, semble tout aussi perdue, dans le bâtiment démesuré qui l'abrite. Un hôtel, peut-être un des plus vastes au monde, au luxe tapageur. Les deux très jeunes Emiratis qui y arrêtent leur Porsche, faisant élégamment crisser les pneus sur le sol dallé de marbre du parking, semblent trouver cela naturel.
Ils viennent visiter une des nombreuses expositions qu'accueille l'hôtel. Peut-être celle, naguère inaugurée par Vladimir Poutine, consacrée aux trésors du Musée du Kremlin. A moins qu'ils ne soient là pour assister à une des deux conférences du jour, celle sur les yachts de luxe ou celle sur les fusils de chasse Holland & Holland, sans doute parmi les plus beaux et les plus chers du monde.
Ou peut-être veulent-ils voir la foire Art Paris, qui se tient ici pour la première fois, jusqu'au 29 novembre... "Notre présence à Abou Dhabi s'inscrit dans une stratégie des autorités de l'émirat visant à se démarquer de leur voisin de Dubaï", explique Caroline Clough-Lacoste, à l'origine de la transplantation de la foire d'art parisienne des bords de Seine à ceux du golfe Persique.
Dubaï a en effet anticipé le tarissement de la manne pétrolière en développant à outrance les services bancaires et le tourisme : l'émirat reçoit désormais plus de visiteurs que l'Egypte ! Avec 120 millions de passagers annuels, la destination est en passe de devenir un hub international. La compagnie aérienne locale, Emirates, a prévu d'acheter un avion par mois jusqu'en 2012 et a déjà passé commande de plus de cinquante A 380.
Abou Dhabi préfère miser sur la culture. Depuis 2006, la très vénérable université de la Sorbonne y dispense des cours. Sous son égide, le professeur Serge Lemoine, également directeur du Musée d'Orsay, a donné le 25 novembre une conférence devant une salle bondée sur l'art du XXe siècle, en souhaitant voir se "créer une élite émirienne dans le domaine culturel", mais aussi en l'inscrivant explicitement dans la perspective d'une préparation des esprits aux oeuvres modernes qui allaient être révélées au public à l'occasion de l'inauguration le lendemain de la foire ArtParis.
Même si Serge Lemoine est un fin connaisseur du marché, une alliance entre université, musées et commerce est inhabituelle en France. Ici, elle semble naturelle. "Nous avons des conférences de la Sorbonne, mais aussi de la maison de vente Sotheby's ou de Drouot, souligne Zaki Nusseibeh, conseiller auprès du Palais pour la culture et le patrimoine. L'enjeu est de former la jeunesse, qu'elle puisse apprécier autant une exposition d'art islamique que de Picasso."
Formation : le mot est omniprésent, dans une région qui accueille depuis bientôt vingt ans l'un des principaux Salons consacrés à l'enseignement supérieur, le Getex (Global Education and Training Exhibition, Le Monde du 7 novembre 2006).
"Nous avons besoin d'experts", explique Ali Khadra, fondateur de la plus importante revue d'art de la région, Canvas, et qui a créé une structure spécifique, Canvas Education, destinée à faire venir dans douze villes du Moyen-Orient des professeurs du monde entier. "En histoire de l'art, mais aussi en commerce, précise-t-il. Il faut nous préparer à l'ouverture des musées de Saadiyat en 2012. Ce sont des bombes, et on ne peut pas les larguer comme ça. Pour étudier, ma génération devait partir à l'étranger. La jeunesse actuelle, même si elle voyage et parle souvent plusieurs langues, doit pouvoir recevoir une éducation locale."
Mais il n'est pas question de provoquer un choc culturel trop violent. "Nous ne voulons pas aller trop vite, indique Caroline Clough-Lacoste. C'est pourquoi nous avons privilégié des galeries plutôt "classiques". Dans deux ou trois ans, nous pourrons aller vers des oeuvres plus contemporaines." Avis partagé par Ali Khadra : "Il faut s'ouvrir, tout en préservant son identité, imaginer un mélange harmonieux entre Orient et Occident. Ainsi, c'est une exposition sur la calligraphie orientale qui ouvre la foire ArtParis Abu Dhabi. L'art contemporain peut intimider. Si ArtParis est mieux appropriée que d'autres foires peut-être plus cutting edge, c'est précisément par leur volonté de faire les choses graduellement, en commençant par l'impressionnisme et l'art moderne. Le reste viendra plus tard."
Cette prudence, mêlée d'incertitude, rejaillit sur les stands de la quarantaine d'exposants qui essuient les plâtres de cette première, mais lui confère aussi un caractère hétéroclite. Les habitués du circuit des manifestations internationales feront la moue. Pourtant, comparé au manque de discernement local, où la pire des croûtes peut faire l'objet de la plus grande attention, le niveau est très honorable. Avec une tendance marquée à l'abstraction, les galeristes européens n'ayant semble-t-il retenu de la culture arabe - pourtant bien plus complexe - que l'interdit religieux de la représentation. Sur le stand de la galerie Lahumière, rien d'étonnant, elle défend depuis toujours l'abstraction géométrique. Chez Daniel Templon, qui consacre tout son espace à Vasarely, on est plus proches du choix stratégique.
Mais le marchand qui a sans doute le plus investi, selon tous les sens du terme, dans l'événement est le Parisien Enrico Navarra. Outre son stand, il a installé sur la corniche qui domine la plage une vingtaine de sculptures monumentales d'artistes aussi divers que Jean-Pierre Raynaud, Keith Haring, Kenny Scharf ou l'Indien Subodh Gupta. Les personnages hilares du Chinois Yue Minjun montent pour leur part la garde à l'entrée du centre culturel où se tenait la conférence de Serge Lemoine.
De son propre aveu, l'opération lui a coûté environ 300 000 dollars. Une somme dérisoire comparée aux 800 000 dollars engloutis dans un projet parallèle : "Après la signature du contrat liant le Louvre à Abou Dhabi, raconte M. Navarra, j'ai senti qu'il se passait quelque chose d'important dans le monde arabe. Nous avons constitué une équipe pour explorer la situation. Accompagnée d'un photographe de guerre, Enrico Danino, elle a fait le tour du Moyen-Orient, de la Syrie à la Tunisie, en passant par l'Egypte, pour y repérer la création contemporaine. Au départ, j'envisageais d'en faire un livre d'environ 500 pages. Nous en sommes à 1 001 !"
Il n'était pas question pour lui de participer simplement à une foire de plus : "Là, je n'y aurais pas mis 10 balles ! Ce sont les Emiratis qui m'ont convaincu. Avec leurs projets d'île de musées, ils sont en train de changer la vision que le monde porte sur eux. Je pense que l'on va assister ici à un phénomène comme celui qu'on a connu à Miami, où l'irruption de l'art contemporain, via la Foire de Bâle, a bouleversé l'image de la ville. C'est un véritable phénomène de société." Ce qu'espère aussi Ali Khadra : "J'ai des amis, sans grands moyens ni connaissance en matière d'art, qui projettent déjà de venir à la foire avec leurs enfants. Comprenez : ici, le désert est aussi culturel. L'envie est énorme."
Harry Bellet
Source: lemonde.fr
Pour Abou Dhabi, la culture est stratégique
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire