Le génie de la gratuité
Il y a cinq ans, Niklas Zennström, jeune ingénieur suédois vivant entre Stockholm et Amsterdam, était un inventeur fauché, presque aux abois. Il campait dans un meublé sous-loué à un vague copain et tenait ses réunions de travail dans le restaurant végétarien le moins cher de son quartier. Il survivait surtout grâce au salaire de son épouse Catherine, une Française. Aujourd'hui, Niklas, 41 ans, vit à Londres, où il mène une vie de grand patron, après avoir vendu une start-up pour 2,6 milliards de dollars. Entre-temps, il a déclenché trois révolutions, dans le show-business, les médias et les télécoms, et s'apprête à récidiver.
Hiver 2002. Niklas Zennström vient d'investir toutes ses économies dans la création de Kazaa, un système révolutionnaire de partage de musique sur Internet, gratuit et construit sur le modèle peer-to-peer, entièrement décentralisé et quasi indestructible. Pour cela, il a réuni via Internet une équipe internationale de programmeurs, qui veulent être payés, au moins de temps en temps.
Kazaa, adopté en quelques mois par des centaines de millions d'internautes, a changé pour toujours la façon dont les jeunes du monde entier découvrent et écoutent leur musique, mais cela ne rapporte à Niklas que des ennuis. Naïvement, il était allé à Hollywood dans l'espoir de signer des accords avec les majors de la musique, qui, croyait-il, seraient séduites par ce mode de distribution planétaire, d'une puissance et d'une efficacité inégalables. Pour toute réponse, une cinquantaine de multinationales du show-business l'avaient traîné en justice pour violation de copyright et piratage. Avec le recul, Niklas comprend son erreur : "Kazaa est arrivé trop tôt, les patrons des maisons de disques n'avaient rien compris, ils pensaient pouvoir tuer Internet."
Niklas réussit à se débarrasser de Kazaa en catastrophe, en le vendant à une femme d'affaires australienne, et se lance aussitôt dans une aventure encore plus ambitieuse : créer sur Internet un système de téléphonie mondial gratuit, toujours sur le modèle du peer-to-peer, où chaque utilisateur est à la fois émetteur, récepteur et relais. Il baptise sa nouvelle invention "Skype", monte une start-up au Luxembourg, installe des bureaux à Londres et rassemble une équipe de programmeurs en Estonie, où il a travaillé dans sa jeunesse.
Skype apparaît sur Internet dès août 2003, et, à nouveau, le succès est immédiat. Cette fois, l'invention de Niklas arrive au bon moment, la déréglementation des télécoms est en cours. En quelques semaines, des millions d'internautes téléchargent le logiciel gratuit permettant de téléphoner, toujours gratuitement, vers un autre ordinateur n'importe où dans le monde, sans limite de temps. Pour appeler un téléphone ordinaire, il faut payer, mais les tarifs sont dérisoires comparés à ceux des compagnies classiques.
Pourtant, dès 2005, la situation se complique, car les géants américains Google, Yahoo et MSN se lancent à leur tour dans la téléphonie gratuite. Niklas comprend que, pour les affronter, il devra s'allier à une grosse entreprise. Il a l'embarras du choix, car tous les investisseurs rêvent de s'offrir Skype. Il finit par choisir l'Américain eBay, leader mondial des ventes aux enchères sur Internet : "Au début, je n'étais pas chaud, se souvient Niklas, mais ils m'ont promis que Skype continuerait à exister en tant que société autonome et que je resterais directeur général. Et puis ils m'ont proposé 2,6 milliards de dollars cash, pour une société qui avait deux ans. Une somme étonnante, comment refuser ?"
A l'été 2007, près de 200 millions d'internautes utilisent Skype régulièrement. La société emploie plus de 500 personnes et a ouvert des bureaux aux Etats-Unis et en Asie. Au premier trimestre, elle a produit un chiffre d'affaires de 80 millions de dollars et vient de commencer à dégager des bénéfices. Niklas affirme qu'il n'a pas changé depuis la période héroïque, et on est tenté de le croire. Malgré sa haute stature et ses larges épaules, il a gardé une allure d'enfant sage. Installé dans les bureaux de Skype, qui occupent deux étages d'un bel immeuble dans le centre de Londres, il parle avec simplicité : "Je travaille dur, je voyage trop, mais je suis un homme heureux. L'argent n'est pas l'essentiel - d'ailleurs Catherine et moi ne faisons pas de dépenses extravagantes. Tous les midis, je mange la même petite salade de poulet dans son emballage plastique."
L'idée de prendre sa retraite pour jouir de sa fortune ne l'a même pas effleuré : "Je fais le plus beau métier du monde, j'imagine des choses extraordinaires et je leur donne vie. En fait, c'est une activité totale, qui me définit en tant qu'homme. Tous mes projets sont des défis complexes, stimulants au plan intellectuel. Ce qui me rend heureux, c'est de changer le statu quo. D'ailleurs, j'ai réinvesti mon argent dans de nouveaux projets innovants."
Pendant son temps libre, Niklas vient de lancer Joost, un système mariant la télévision et Internet. Egalement fondé sur le principe du peer-to-peer, Joost permet de regarder gratuitement des programmes de télévision sur son PC, n'importe où, n'importe quand. Niklas et ses associés sont retournés à Hollywood pour négocier des accords de distribution avec les majors, et cette fois ils ont été reçus à bras ouverts : "Les producteurs de télévision ont vu comment l'industrie du disque a failli se ruiner en essayant de lutter contre Internet et ont décidé de ne pas faire la même erreur." Niklas a aussi retenu la leçon de l'affaire Kazaa : les internautes ne pourront pas se servir de son système pour distribuer des copies pirates. Joost a déjà signé des contrats avec Viacom, CBS et Warner, et ce n'est qu'un début. Le paiement des droits sera financé par la publicité : Joost est déjà en contact avec de gros annonceurs comme Nike ou Coca-Cola.
Comme cela ne suffit pas à son bonheur, Niklas participe au développement de Fon, une société espagnole qui a créé une communauté internationale d'utilisateurs de Wi-Fi (Internet sans fil). Fon permet notamment à ses membres de se connecter gratuitement quand ils sont loin de chez eux : "J'avais eu la même idée, affirme Niklas, mais je n'ai pas eu le temps de la mettre en pratique. Alors quand j'ai vu que les Espagnols l'avaient fait, j'ai eu envie de les aider." En fait, Niklas imagine déjà une fusion entre Skype et Fon, qui permettrait de créer un réseau de téléphonie mobile planétaire, entièrement gratuit.
Source: Yves Eudes, lemonde.fr, le 31 07 07
mardi 31 juillet 2007
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire