Propos recueillis par Axel Gyldén
Il est, avec le «roi Pelé», le plus grand mythe vivant du Brésil. C'est un monstre sacré dont l'architecture aux courbes sensuelles a révolutionné l'art de la construction. Le mois prochain, «l'architecte de Brasilia» (et du siège du Parti communiste français) fêtera ses... 100 ans! Un vieil homme, donc? Pas vraiment: veuf, Dom Oscar s'est remarié l'année dernière avec Vera, son assistante sexagénaire. Et il travaille encore tous les jours à son bureau de Rio de Janeiro. C'est là, à l'aplomb de la plage incurvée de Copacabana, que, le mois dernier, le «maître» a reçu L'Express.
Le mois prochain, le 15 décembre exactement, vous fêterez votre 100e anniversaire, après plus de 500 projets et près de 200 réalisations dans le monde entier. C'est considérable. Et ce n'est pas fini!
En effet. Beaucoup de projets sont lancés et certains chantiers sont en cours, par exemple, à Niteroi, sur l'autre rive de la baie de Rio, où un théâtre populaire, un musée du cinéma et la fondation Oscar Niemeyer viendront s'ajouter au musée d'Art contemporain (en forme de soucoupe volante) et à l'embarcadère pour les ferrys déjà existants. A Brasilia, la construction d'un ouvrage monumental est sur le point d'être lancée. Il s'agit d'une sorte de salle de concert en plein air - mais recouverte d'un toit géant plus grand qu'un terrain de football - destinée à accueillir de 30 000 à 40 000 personnes. A l'étranger, plusieurs projets sont lancés. Notamment en Espagne, avec le centre culturel d'Avilés, un ensemble sinueux lové au bord de la rivière; à La Havane (Cuba), où sera construite une nouvelle ambassade du Brésil; ou encore au Venezuela, où j'ai imaginé pour mon ami Hugo Chavez un monument à la gloire de Simon Bolivar, qui pourrait sortir de terre à Caracas. Sans oublier le Chili, le pays de mes amis Salvador Allende et Pablo Neruda, où l'ancienne prison de Valparaiso sera transformée en centre culturel.
N'êtes-vous donc jamais fatigué?
J'ai toujours travaillé beaucoup. Et très vite. Au début de ma carrière, en 1940, le maire de Belo Horizonte, Juscelino Kubitschek, m'a demandé d'aménager un espace de loisirs situé au bord d'un lac, dans le quartier de Pampulha. Il était très pressé. J'ai donc dessiné le plan du casino en une nuit, dans ma chambre d'hôtel. Juscelino a approuvé le projet dès le lendemain. Seize ans plus tard, en 1956, Kubitschek, devenu président de la République, m'a dit: «Oscar, nous avons fait Pampulha; maintenant, nous allons bâtir la nouvelle capitale du Brésil, au milieu de nulle part et à partir de rien.» Il était toujours aussi enthousiaste. Et toujours aussi pressé. J'ai dû dessiner les bâtiments de Brasilia en un temps record. Le théâtre, par exemple, je l'ai conçu pendant les trois jours du carnaval.
Si c'était à refaire, referiez-vous Brasilia à l'identique?
A vrai dire, ce n'est pas moi qui ai conçu Brasilia, c'est mon ami urbaniste Lucio Costa: l'auteur du «plan pilote», c'est-à-dire du schéma directeur de la ville, c'est lui. Pour ma part, ma tâche consistait à dessiner les bâtiments. Rien n'est jamais exempt de défauts ou de critiques. Mais je n'aime pas me concentrer sur l'aspect négatif des choses. Ce n'est pas ma philosophie. Que vous aimiez Brasília ou non, il n'y a pas deux endroits au monde comme celui-là. C'est justement cela qui m'intéresse: pour moi, l'architecture est invention. Je cherche toujours à créer la surprise, à inventer quelque chose d'inédit, si possible avec une pointe de fantaisie, qui suscite l'étonnement, voire l'émerveillement. J'aime réduire les appuis pour libérer l'espace au sol. Ainsi, l'architecture apparaît plus audacieuse, plus libre, plus généreuse.
A quel âge avez-vous su que vous deviendriez architecte?
Ma mère m'a raconté que, tout petit, je dessinais dans le ciel avec mon index. A l'école primaire, j'avais toujours 10 sur 10 en dessin. En fait, c'est par là que j'ai abordé l'architecture. D'ailleurs, j'ai toujours limité mon labeur à la phase de création. Je travaille seul, assis à ma table à dessin. Puis, dès que le résultat est satisfaisant, je transmets les croquis aux ingénieurs. Eux se chargent de la faisabilité et du développement du projet.
Vous avez dit un jour que les nuages étaient l'une de vos principales sources d'inspiration. Comment cela?
Contempler les nuages a toujours constitué ma distraction favorite. J'y voyais des cathédrales, des guerriers, des animaux, des corps de femmes et toutes sortes de choses fantastiques. Ce n'est pas l'angle droit qui m'attire. Ni la ligne droite, inflexible, créée par l'homme. Ce qui m'attire, c'est la courbe libre et sensuelle. La courbe que je rencontre dans les montagnes de mon pays, dans le cours sinueux de ses fleuves, dans les nuages du ciel, dans le corps des femmes. Tout l'univers est fait de courbes.
Après l'avènement du régime militaire brésilien, en 1964, vous avez longtemps vécu en exil en France. André Malraux vous a facilité l'obtention d'un permis de travail. Quels souvenirs gardez-vous de ce séjour?
J'ai adoré Paris. J'habitais dans les beaux quartiers. D'abord, rue François-Ier, puis sur le boulevard Raspail. J'ai aimé le contact avec les Français. C'est un peuple si aimable et si intelligent. Je me souviens qu'après l'inauguration du siège du Parti communiste français, en 1980, l'ex-secrétaire général du PCF Waldeck Rochet m'a appelé pour me demander l'autorisation d'installer dans son cabinet un vieux bureau qui l'avait accompagné toute sa vie. Quelle délicatesse... Jamais personne ne s'est montré si respectueux de mon travail. Je n'ai jamais oublié. Sur les Champs-Elysées, où se trouvait mon bureau, j'aimais m'asseoir à la terrasse des cafés pour regarder passer les femmes sur leurs hauts talons. J'entends encore le bruit de leurs pas sur le macadam.
Demeurez-vous fidèle à votre engagement communiste?
Evidemment. Et je peux vous dire pourquoi. J'ai la chance d'avoir eu des parents aimants et une enfance heureuse, mais j'ai grandi dans une famille et un environnement bourgeois, conservateurs, pleins de préjugés. Je n'avais que 6 ou 7 ans quand je fus choqué par la façon dont ma grand-mère s'adressait à notre bonne noire. Je crois que je suis né avec une aversion naturelle contre la bourgeoisie et ses privilèges. Lorsque, devenu adulte, j'ai rencontré des communistes, j'ai été immédiatement séduit. C'étaient les meilleures personnes du monde. Des gens simples, idéalistes, qui prônaient l'égalité en toutes circonstances et voulaient améliorer la vie des autres. Ils rêvaient de solidarité, vocable qui correspond à mon idée du bonheur terrestre. Je ne peux pas oublier, non plus, combien le peuple russe a été formidable au cours du xxe siècle. Hélas! le monde s'est un peu vite empressé d'oublier que l'URSS avait libéré l'humanité du nazisme.
Mais comment vous, l'amoureux de la liberté, pouvez-vous être l'ami de Fidel Castro, qui emprisonne des gens à cause de leurs idées?
Quelle chose admirable que la révolution cubaine: un peuple menacé par les Etats-Unis qui se libère de lui-même. Peut-être croyez-vous que la révolution cubaine est terminée? Mais une révolution est un processus continu qui ne termine jamais. Cuba ne peut pas s'offrir le luxe de voir surgir de nouveaux adversaires en son propre sein. Il faut rester vigilant. La lutte continue.
En 2000, le siège du Parti communiste français a été loué pour accueillir le défilé de mode de la maison Prada. N'est-ce pas, à vos yeux, scandaleux?
Cela n'a aucune importance. Cela prouve juste, s'il en était besoin, que les réactionnaires profitent toujours des moindres faits, aussi insignifiants qu'ils soient, pour critiquer les communistes.
Etes-vous riche?
Pas particulièrement. Avec Brasilia, je ne me suis pas enrichi. Je percevais un salaire normal de fonctionnaire de l'Etat. Et tant mieux! Etant si mal payé, je me sentais tout à fait à l'aise, sans contrainte, pour faire ce que je voulais et engager qui bon me semblait. Par la suite, dans mon cabinet d'architecte, j'ai toujours partagé mes revenus équitablement avec mes collègues, ce qui est normal dans la mesure où nous nous répartissons le travail. Disons que je suis suffisamment riche pour m'occuper d'une grande famille et aider des gens dans le besoin, comme certains enfants de mes employés, dont j'ai financé les études.
Que pensez-vous du président Lula?
Lula est un crack, un expert. C'est un homme honnête, décent, qui se soucie du sort du peuple.
Revenons à l'architecture. Quelle est, parmi toutes vos réalisations, celle que vous préférez?
J'aime beaucoup l'université de Constantine (Algérie), inaugurée en 1971, en raison de sa forme en ailes d'oiseau. Et parce que la disposition des bâtiments et des salles de classe oblige les étudiants à partager leurs expériences, à se rapprocher les uns des autres, à mieux se connaître. Par ailleurs, le siège des éditions Mondadori (Milan, 1975), qui ressemble à un temple grec modernisé, est peut-être ma plus grande réussite, avec ses colonnes espacées de manière irrégulière: 5 mètres, 9 mètres, 7 mètres, etc. Cette trouvaille donne à l'ensemble une musicalité qui me réjouit.
Et chez vos confrères, y a-t-il des bâtiments que vous admirez?
Je ne m'exprime jamais sur le travail des autres. Je n'aime pas distribuer des bons points ni établir des classements. Il faut respecter la liberté de chacun et se garder des jugements qui nuisent à la création pure. Si j'ai un conseil à donner aux architectes débutants, c'est d'accomplir ce qui les inspire personnellement et non pas de faire ce que les autres attendent d'eux. Les préjugés et la crainte du qu'en-dira-t-on sont les pires adversaires du créateur, qu'il soit architecte, écrivain ou peintre.
Pardon d'insister, il doit bien exister un bâtiment dont vous n'êtes pas l'auteur et que vous admirez particulièrement...
Celui qui m'étonne le plus, c'est le Parthénon, à Athènes. Réussir une telle œuvre d'art avec seulement des colonnes et un toit révèle une maîtrise parfaite des proportions.
Quel est, selon vous, le secret d'une existence réussie?
C'est de prendre du plaisir à aider les autres. Et de rester optimiste. Toutefois, c'est vertigineux de réaliser que l'être humain est sans finalité, insignifiant. Car la vie ne dure qu'une minute. C'est juste un souffle. Les gens arrivent sur terre pour raconter leur petite histoire et, quand ils disparaissent, tout le monde a déjà oublié ce qu'ils étaient venus dire. Jean-Paul Sartre, que j'ai fréquenté à Paris, disait, avec son pessimisme légendaire: «Toute existence est un échec.» C'est une phrase négative qui ne mène nulle part. Mais comme il est difficile de la contredire!
Quel est le secret de votre longévité?
Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que je suis ce genre d'animal qui n'est jamais tombé malade. Peut-être est-ce parce que je suis modéré en toutes choses. Je bois peu. Je mange peu. Je ne me dispute pas avec les gens mais cherche, au contraire, à vivre en paix et en harmonie avec eux. J'aime l'amitié, j'aime rire, j'aime faire des blagues. Et j'aime les femmes. Moi, ma devise, c'est: «Une femme à mon côté, et advienne que pourra!»
Y a-t-il, selon vous, quelque avantage à devenir centenaire, quelque chose qu'on pourrait appeler le «privilège de l'âge»?
Vous plaisantez? Il n'y a aucun avantage à vieillir. La vieillesse est une vraie saloperie! C'est pourquoi, même quand la fin est proche, il faut se tourner vers l'avenir.
Source: l'express
samedi 15 décembre 2007
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