jeudi 24 janvier 2008
mercredi 23 janvier 2008
Tata : un siècle d'intuitions
LE MONDE | 22.01.08 | 12h44 • Mis à jour le 22.01.08 | 13h49
chaque génération, sa révolution. A 70 ans, Ratan Tata vient de faire la sienne : la Tata Nano, la voiture la moins chère du monde, dont la version de base sera vendue 1 700 euros en Inde à partir de septembre. Au début du XXe siècle, son arrière-grand-père, Jamsetji Tata, fondateur du groupe, avait fait construire la première aciérie du pays. En 1932, son petit cousin J. R. D. Tata avait fondé la première compagnie aérienne du pays, la future Air India.
"Un Tata est par définition un pionnier", résume, à Bombay, Gita Piramal, spécialiste de l'histoire des entreprises. Plus surprenant, les grandes réussites de ce groupe fondé en 1869 échappent à la seule logique industrielle. Jamsetji Tata impulse la création de la première aciérie indienne, qui sera construite en 1909 ? C'est pour créer les conditions économiques de l'indépendance de l'Inde, cinquante ans avant le départ des Britanniques. J. R. D. Tata effectue son premier vol à Karachi en 1929 ? Il veut répéter les exploits de Louis Blériot, qu'il voyait atterrir près de chez lui, en France - il y a passé toute son enfance, sa mère était française.
En 2003, lorsque Ratan Tata annonce la fabrication de la future Tata Nano, il pense à la "voiture du peuple" du XXIe siècle. Celle des pays émergents. "Personne n'y croyait", reconnaît Sylvain Bilaine, le directeur général de Renault en Inde. De l'aveu même de Ratan Tata, le prix du véhicule a été annoncé sans qu'aucune étude de faisabilité n'ait été effectuée. Simple improvisation, en réponse à la question d'un journaliste au Salon de l'automobile de Genève. Mais peu importe. "Une fois que l'on se fixe des objectifs, on parvient toujours à les réaliser", justifie le patron du groupe. Pendant quatre ans, 500 ingénieurs vont concevoir la voiture. Chaque pièce est étudiée et réinventée, en reprenant tout de zéro. Jusqu'à s'inspirer des carnets d'études de Léonard de Vinci pour mettre au point le système de transmission de vitesses.
Chez Tata, l'innovation passe par l'obstination. Un trait de caractère hérité du fondateur, Jamsetji Tata. En 1869, le jeune homme, âgé de 30 ans, issu d'une famille de prêtres parsis (une minorité zoroastrienne qui a fui l'Iran au VIIIe siècle), convertit une huilerie en faillite de Bombay en filature de coton. Il y introduit, bien avant les pays industrialisés, l'utilisation de la tige de broche, découverte lors d'un voyage en Amérique du Nord. Lorsqu'il crée un deuxième site de production, son calcul est simple : celui-ci doit être situé près des champs de coton, d'une gare ferroviaire, et bénéficier de ressources importantes en eau. Ce sera Nagpur, à 900 km de Bombay. L'entreprise Tata prend de l'importance. Jamsetji décide de changer de méthode de gestion. Dorénavant, le directeur général rapporte au conseil d'administration. Le concept, devenu si populaire, de gouvernance d'entreprise, est né.
"La capacité à atteindre la liberté provient de l'industrialisation, ainsi que de l'infusion de la science moderne et de la technologie dans la vie économique du pays", écrivait Jamsetji Tata dans ses mémoires. Le fondateur du groupe industriel s'engage pour l'indépendance de l'Inde dès les origines du Parti du Congrès. Il consacre du temps et de l'argent à l'Association de la présidence de Bombay, la structure centrale du parti de l'indépendance. Pourtant, Jamsetji ne prendra jamais la parole dans des réunions politiques. Il préfère construire, dans la discrétion, les infrastructures qui mèneront l'Inde à l'indépendance. "La force, derrière ses projets, consistait à repousser les frontières industrielles de l'Inde, plutôt qu'à réaliser des profits", explique Dwijendra Tripathi, ancien professeur à l'Institut indien de management d'Ahmedabad.
Son grand projet est la construction de la première aciérie du pays. Il parcourt le pays pendant vingt-huit ans à la recherche du site idéal. Il se rend également au Royaume-Uni, avec l'idée de faire mieux que les Britanniques. Dans une lettre écrite à son fils peu avant sa mort, Jamsetji Tata décrit la ville idéale : "Assure-toi qu'il y ait beaucoup d'espace pour les pelouses et les jardins. Réserve de vastes zones pour le football, le hockey et les parcs. Prévois des emplacements pour les temples hindous, les mosquées et les églises chrétiennes." Neuf ans après la mort de Jamsetji Tata, Jamshedpur est construite, dans le nord-est de l'Inde. Aux quatre coins de la ville, la statue de bronze du fondateur veille encore sur les habitants.
Jamshedpur est devenue le laboratoire social et la capitale de l'empire industriel Tata. Le groupe instaure la journée de travail de huit heures en 1912, le congé maternité en 1928, l'intéressement des salariés aux profits de l'entreprise dès 1934. Une révolution pour l'époque. "Aujourd'hui encore, la responsabilité sociale du groupe Tata représente le modèle à suivre pour la plupart des entreprises étrangères qui s'implantent en Inde", assure Damien Krichewsky, auteur d'une thèse sur la responsabilité sociale des multinationales implantées dans le pays.
A la mort de Jamsetji Tata, les deux tiers du capital de l'entreprise sont transmis à des oeuvres philanthropiques et des fondations, dont le Tata Institute of Technology, à Bangalore, qui formera de nombreux Prix Nobel. Ce qui est bon pour Tata est bon pour l'Inde. Le destin de Tata va se confondre avec celui du pays.
Un siècle plus tard, l'entreprise donne à l'Inde l'occasion de prendre sa revanche sur son passé colonial. En 2000, le groupe rachète Tetley pour 296 millions d'euros. Le géant du thé britannique a bâti sa fortune sur la découverte, en 1835, du Camellia sinensis, une variété de thé originaire des plaines du nord-est de l'Inde. En 2006, le chancelier britannique, Gordon Brown, nomme Ratan Tata membre fondateur du Conseil consultatif pour les affaires économiques internationales. En 2007, la sidérurgie britannique passe sous giron indien : Tata rachète pour 9,6 milliards d'euros l'anglo-néerlandais Corus. Les quotidiens célèbrent l'événement en imprimant en manchette cette phrase prêtée à Frederick Upcott, le haut-commissaire au réseau ferré indien lors de la colonisation britannique : "Je mangerai chaque kilo d'acier que Tata produira."
Le 3 janvier, le groupe Ford a désigné Tata comme le repreneur favori pour ses deux fleurons britanniques Jaguar et Rover. L'Inde savoure sa revanche. Le groupe Tata a abandonné la cause du nationalisme pour celle de la globalisation. Une question de survie. Ratan Tata a pris les rênes du groupe familial en 1991, au moment où le premier ministre, Narasimha Rao, engageait les premières réformes de libéralisation de l'économie. Le groupe est alors fragmenté, affaibli par cinquante années d'économie contrôlée par l'Etat. Pour résister à la nouvelle concurrence venue de l'étranger, il doit gagner une stature mondiale.
Ratan Tata n'a pas d'autre choix que de concentrer ses forces sur un nombre restreint d'activités stratégiques. Il vend des participations dans les secteurs des cosmétiques, de la construction, pour tout réinvestir dans l'automobile, la sidérurgie, le thé et les nouvelles technologies. Pari réussi. Le dinosaure indien devient en quelques années un groupe international.
Entre 2003 et 2007, le chiffre d'affaires du groupe a doublé, pour atteindre 28,8 milliards de dollars. Le tiers des revenus provient désormais de l'étranger. Tata (290 000 personnes employées dans 85 pays) est aujourd'hui l'actionnaire majoritaire de VSNL, le leader mondial du transport de la voix et des données, et possède Tata Consultancy Services, le premier exportateur indien de services informatiques, qui compte sept des dix plus grandes entreprises américaines parmi ses clients.
Ce virage vers l'international ne semble pas bousculer les habitudes du groupe. "Quand on a l'habitude de travailler dans un pays d'une telle diversité culturelle, l'international ne pose pas de problème. Il est déjà dans nos gènes", constate Jenny Shah, responsable de la communication de Tata Steel. La capitalisation des dix-huit entreprises du groupe cotées en Bourse a quintuplé depuis 2003.
Mais, derrière les chiffres à succès, la culture du groupe familial s'effrite. Ratan Tata le reconnaît bien volontiers : "Il y a trente ans, lorsqu'un employé était embauché chez Tata, il pouvait espérer y rester toute sa vie. Le monde a changé. Nous avons besoin d'être plus exigeants vis-à-vis des salariés. Ils doivent être à la recherche d'opportunités sur leur chemin professionnel." Même à Jamshedpur, la capitale de l'empire industriel, les temps ont changé. Les slogans "Volonté de travailler, volonté de gagner", inscrits à l'entrée des usines, prennent la rouille. Sur les 700 000 habitants, seuls 20 000 travaillent encore dans les usines Tata. Des voix s'élèvent pour réclamer la démocratie. "Derrière l'hôpital Tata, 8 000 habitants vivent dans la misère avec un robinet pour tout le quartier. Il est temps qu'une mairie remplace l'entreprise à la tête de la ville", s'impatiente Jawahar Lal Sharma, un ancien militant des droits de l'homme en retraite.
Dans la gestion du groupe, le paternalisme d'antan cède la place à un management décentralisé, comme pour préparer la fin de la dynastie. Ratan sera probablement le dernier de la famille à diriger l'entreprise. Célibataire sans enfants, il pourrait jeter son dévolu sur un manager aguerri à la mondialisation. Le groupe ne rêve plus d'indépendance. Il veut conquérir le monde.
lemonde.fr
Julien Bouissou
Article paru dans l'édition du 23.01.08
Inscription à :
Articles (Atom)